Impact de la crise liée au coronavirus sur le travail et les responsabilités des réviseurs des comptes

Confinement oblige, chacun dispose de temps devant lui. Les uns choisissent de faire du rangement, d’autres se mettent à innover en cuisine, sans oublier le soutien scolaire à nos petites têtes blondes : notre créativité est à l’image de l’oisiveté qui nous envahit : sans limites, et c’est très paradoxal quand on connait l’étymologie du terme confinement : du latin, « cum fine », avec des frontières… Alors, à ma mesure, je vais apporter ma petite pierre à l’édifice en vous donnant un peu de lecture.

Outre les conséquences sanitaires dramatiques liées à l’épidémie de coronavirus, l’impact sur l’économie réelle est lui aussi catastrophique : les mesures de confinement ont paralysé l’activité économique de nombreux pans de la société, gelant la marche des affaires, et, par conséquent, les flux de liquidités. La crise de 2008, dite des sub-primes », dont l’origine lointaine est liée à l’ultra-libéralisation de l’activité bancaire aux Etats-Unis, a eu pour conséquence directe la faillite de la banque Lehman Brothers, et, par ricochet, des impacts majeurs sur l’économie réelle, du fait de sa financiarisation exponentielle depuis quelques décennies. A contrario, la crise actuelle touche en premier lieu l’économie réelle, les petits artisans, les indépendants, les PME, les multinationales… A de rares secteurs près et à l’échelle mondiale, toutes les sociétés sont concernées, et les bourses dégringolent.

Le contexte sanitaire auquel nous faisons face suscite donc une grande anxiété de la part de l’ensemble des acteurs économiques, et, malheureusement, des entreprises et des indépendants vont probablement faire faillite. Outre les enjeux financiers et la nécessaire réactivité administrative face à la crise du Coronavirus (prêts Covid19, mesures de réduction de l’horaire de travail, etc), les dirigeants doivent aussi mettre en œuvre des plans stratégiques visant à appréhender la situation, piloter la survie de la société en cette période de crise et d’ores et déjà prévoir les mesures à mettre en œuvre pour gérer de manière optimale la sortie de crise et le retour à la normale (protection des travailleurs, reprise progressive de l’activité, etc).

En tant que professionnel de la finance d’entreprise et ancien auditeur, la probabilité de faire faillite soulève une question technique importante à mes yeux, qui se résume en un concept à la fois simple et complexe : la « continuité d’exploitation ». Je vais tenter, dans cet article, d’expliquer en quoi l’incertitude économique actuelle peut avoir de lourdes conséquences sur le rôle, le travail d’audit et, in fine, sur les responsabilités des réviseurs des comptes.

En effet, à l’heure où j’écris cet article, les fiduciaires sont en pleine « busy season », période d’audit des comptes annuels arrêtés au 31 décembre 2019. Avant d’aborder la problématique spécifique liée à la continuité d’exploitation, j’aimerais rappeler le cadre législatif qui définit le rôle de l’organe de révision, ainsi que les enjeux principaux de sa mission.  

 

Cadre législatif

L’organe de révision est régi par les articles 727 à 731a du Code des Obligations. Un organe de révision est un réviseur externe et indépendant de la société qui contrôle les comptes annuels de celle-ci. La loi distingue plusieurs cas de figure, entraînant diverses conséquences selon la taille et l’importance de la société.

Les sociétés dites « importantes » sont soumises au contrôle « ordinaire », le plus approfondi des contrôles. L’article 727 CO définit les sociétés importantes selon les critères suivants : les sociétés cotées en bourse, les sociétés devant établir des comptes de groupe, ou les sociétés dont deux des trois critères suivants sont atteints durant deux années consécutives (le total du bilan excède CHF 20 millions ; le chiffre d’affaires dépasse CHF 40 millions ; l’effectif en équivalents temps-plein dépasse 250 personnes).

Les sociétés qui ne remplissent pas ces critères sont soumises à un contrôle « restreint ». Enfin, les sociétés dont l’effectif ne dépasse pas 10 emplois à plein temps en moyenne annuelle peuvent renoncer à tout contrôle, pour autant que l’ensemble des actionnaires de la société y consente.

 

Quelle différence entre un contrôle ordinaire et un contrôle restreint ?

De manière très sommaire, l’objectif d’un audit est d’apporter un certain niveau d’assurance sur la conformité des comptes à la loi et aux statuts de la société, et sur la réalité de sa situation économique et financière. Les états financiers audités sont donc censés refléter la valeur économique la plus juste des actifs et des dettes de la société. En d’autres termes, la fortune constituée par les actifs de la société ne doit pas être surévaluée, tandis que ses dettes ne doivent pas être sous-évaluées.

Pour arriver à cette conclusion, les diligences mises en œuvre par les réviseurs dans le cadre de leur audit dépendent de l’ampleur du contrôle qu’ils doivent effectuer. Dans le cadre d’un contrôle ordinaire, ces diligences sont étendues et ont pour objectif de permettre au réviseur de délivrer une assurance dite « positive » sur les comptes. Cette assurance se retrouve dans leur rapport : « Selon notre appréciation, la comptabilité, les comptes annuels ainsi que la proposition relative à l’emploi du bénéfice au bilan sont conformes à la loi et aux statuts. »

Dans le cadre d’un contrôle restreint, dont l’étendue est moins poussée, l’assurance délivrée suite à l’audit des comptes est dite « négative ». Cette assurance se retrouve dans leur rapport, formulée de la manière suivante : « il n’a pas été relevé de faits ou d’anomalies comptables significatives qui laissent à penser que les états financiers ne donnent pas une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et des résultats de la société. »

Cette information est de première importance pour tous les lecteurs du rapport et pour les parties prenantes à l’activité de la société. Parmi ces lecteurs se trouvent, entre autres, les éventuels actionnaires minoritaires qui n’ont pas de rôle stratégique au sein de la société, les partenaires financiers tels que les banques ou les investisseurs, mais aussi les clients et les créanciers de la société. On comprend donc qu’à tout le moins, une certaine responsabilité morale est confiée au réviseur des comptes.

Responsabilités de l’organe de révision

L’organe de révision est indépendant et il dispose des exigences légales de qualification. Outre sa responsabilité morale, l’article 755 du Code des Obligations prévoit clairement une responsabilité légale : « Toutes les personnes qui s’occupent de la vérification des comptes annuels et des comptes de groupe, de la fondation ainsi que de l’augmentation ou de la réduction du capital-actions répondent à l’égard de la société, de même qu’envers chaque actionnaire ou créancier social, du dommage qu’elles leur causent en manquant intentionnellement ou par négligence à leurs devoirs. »

Afin de se prémunir de toute attaque en responsabilité, il est donc important que le réviseur des comptes mette en œuvre des contrôles d’audit pertinents et suffisants, sur la base des éléments de preuve collectés, qui lui permettront non seulement de se faire sa propre opinion sur les comptes de la société, mais aussi de prouver qu’il n’aura pas été négligent dans la réalisation de son contrôle. Les conséquences d’un manquement intentionnel ou d’une négligence dans ces contrôles peuvent avoir de lourdes conséquences : à la suite de la faillite d’Enron en décembre 2001, le cabinet Arthur Andersen, l’un des big 5 à l’époque, en charge de l’audit des comptes du groupe a lui aussi fait faillite. Il faut dire qu’ils avaient détruit des documents comptables lors d’une enquête fédérale, et cautionné, par leur silence, les pratiques de manipulation et de dissimulation de données stratégiques…

Les dispositions légales qui encadrent l’exercice de la fonction d’organe de révision, ainsi que ses responsabilités, visent donc à garantir que l’avis émis sur les comptes suite à son audit est digne de foi pour tous ces lecteurs. Ceux-ci peuvent par conséquent prendre toutes les mesures destinées à protéger leurs propres intérêts vis-à-vis de la société auditée sur la base de ce rapport.

Et la crise liée au coronavirus, dans tout ça ?

Nous avons dit précédemment que les auditeurs allaient faire leur travail sur la base des comptes annuels arrêtés au 31 décembre 2019. Ces prochaines semaines, ils vont donc émettre leur rapport de révision en se fondant sur la situation financière de la société à cette même date. Certes… Mais la crise liée au coronavirus est survenue entre temps et il est très probable que, quelle que soit la situation financière au 31 décembre 2019, elle ait profondément changé depuis. Compte tenu de la crise économique à laquelle nous faisons face, le lecteur des états financiers ne pourra pas uniquement se fonder sur les comptes au 31 décembre 2019 pour se faire une opinion sur la réalité financière de la société aujourd’hui.

Evénements postérieurs à la date du bilan

Parce qu’il survient parfois des événements importants pour la société entre la date d’arrêté des comptes et la date du rapport de l’organe de révision, les normes d’audit suisses et internationales prévoient que, dans le cadre de son travail d’audit, le réviseur procède à une analyse des événements significatifs postérieurs à la date du bilan, et les indique en annexe le cas échéant. De plus, si ces événements ont une incidence directe sur les états financiers à la date de clôture, il convient d’en tenir compte dans les états financiers audités. On retiendra que l’organe de révision a un devoir de diligence et d’information en la matière, et qu’il est censé faire état de ces événements et leurs conséquences dans l’annexe aux comptes de la société.

La nature de ces événements peut varier, tels que la cession d’actifs stratégiques, l’expropriation d’actifs (la nationalisation d’une usine par exemple) ou des régularisations comptables inhabituelles.

Continuité d’exploitation

Il convient aussi de tenir compte d’événements à même de remettre en cause la continuité d’exploitation de la société. En effet, aux fondements-mêmes des principes comptables, la continuité d’exploitation est un principe explicite important de l’établissement des états financiers d’une société : l’estimation de la fortune constituée par les actifs d’une société ainsi que l’estimation de ses dettes se fonde, dans l’immense majorité des cas, sur l’hypothèse où l’entreprise entend et peut poursuivre son activité.

Si ce principe était remis en cause par la survenance d’un événement majeur, il conviendrait alors, d’évaluer les actifs et les dettes de la société non plus sur une hypothèse de continuité d’exploitation, mais sur la valeur d’aliénation des actifs et des dettes.

Parmi les événements significatifs susceptibles de remettre en cause la continuité d’exploitation, retenons par exemple l’accident ou le décès de l’animateur principal de la société, une inondation, un incendie, une catastrophe naturelle détruisant les locaux de l’entreprise (comme le tsunami qui a détruit la centrale nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011), ou la survenance d’une crise sanitaire majeure ne permettant plus à la société de poursuivre son exploitation (crise dite « de la vache folle » en 1996 qui avait entraîné la faillite de plusieurs centaines d’éleveurs de la filière bovine en Angleterre).

En conclusion

En Suisse, les mesures d’urgences sanitaires prises par le Conseil Fédéral, telles que la fermeture des établissements publics et des commerces qui ne sont pas de première nécessité, mais aussi la fermeture des frontières et le transport aérien mondial à l’arrêt ont de multiples conséquences négatives sur l’économie nationale. Si nous devons nous féliciter des mesures de soutien exceptionnelles annoncées par ce même Conseil Fédéral et par les autorités cantonales, il n’en demeure pas moins que les sociétés fragiles sur le plan financier courent un risque de faillite important.

Du point de vue de l’organe de révision, l’audit des comptes de ces sociétés est un immense défi, car en cas de faillite postérieure à l’émission de leur rapport de révision, sa responsabilité peut être engagée. Il conviendra donc de prendre toutes les mesures nécessaires afin de s’assurer d’une parfaite diligence dans l’exécution des contrôles d’audit, dans la documentation du travail d’audit, ainsi que de faire preuve d’une grande transparence dans les informations publiées dans le rapport et dans l’annexe.

D’ailleurs, dans sa newsletter publiée le 27 mars dernier par EXPERT Suisse, l’organe faîtier des experts-comptables rappelle les contrôles spécifiques et annonces à mettre en œuvre si l’auditeur est confronté à une incertitude quant à la continuité de l’exploitation de la société qu’il audite. En l’espèce, et de manière synthétique, l’organe de révision a une obligation d’information, qui lui permettra de se dégager de toute responsabilité en cas de faillite de la société.

Le lecteur des états financiers n’en sera malheureusement pas nécessairement rassuré…